La Gouvernance Numérique Souveraine : Cadre Juridique du Stockage des Données en Cloud Souverain

Face aux enjeux stratégiques de souveraineté numérique, le stockage des données en cloud souverain s’impose comme une priorité pour les États et les organisations. Cette approche vise à garantir que les informations sensibles restent sous le contrôle juridictionnel national, à l’abri des législations extraterritoriales. Le cadre réglementaire encadrant ces infrastructures évolue rapidement en France et en Europe, avec l’émergence de normes spécifiques et d’exigences de conformité. Entre protection des données personnelles, sécurité nationale et compétitivité économique, la réglementation du cloud souverain reflète les tensions contemporaines entre mondialisation numérique et affirmation des souverainetés étatiques.

Fondements juridiques et enjeux de la souveraineté numérique

La notion de souveraineté numérique s’est progressivement imposée comme un concept structurant des politiques publiques. Elle se définit comme la capacité d’un État à maîtriser son destin dans l’espace numérique, tant sur le plan technique que juridique. Le cloud souverain constitue l’une des manifestations concrètes de cette ambition, visant à garantir que les données stratégiques demeurent sous le contrôle effectif des autorités nationales.

Sur le plan juridique, la souveraineté numérique trouve ses racines dans plusieurs principes fondamentaux. Le principe de territorialité du droit demeure central, bien que mis à l’épreuve par la nature transfrontalière des flux de données. La protection des données personnelles, consacrée comme droit fondamental par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, constitue un autre pilier de cette construction juridique.

Les enjeux dépassent largement la simple conformité réglementaire. Les considérations géopolitiques occupent une place prépondérante, notamment face aux législations extraterritoriales comme le CLOUD Act américain de 2018. Cette loi permet aux autorités américaines d’accéder aux données stockées par des entreprises américaines, même lorsque ces données se trouvent physiquement sur des serveurs situés en dehors du territoire des États-Unis. Cette extraterritorialité a renforcé la prise de conscience européenne sur la nécessité de disposer d’infrastructures numériques souveraines.

Le cadre constitutionnel et les principes directeurs

Au niveau constitutionnel, plusieurs principes encadrent la réglementation du cloud souverain. Le Conseil constitutionnel français a progressivement élaboré une jurisprudence reconnaissant la protection des données personnelles comme une composante du droit au respect de la vie privée. La sécurité nationale, objectif à valeur constitutionnelle, justifie par ailleurs certaines restrictions dans l’hébergement des données sensibles.

Les principes directeurs qui guident la réglementation du cloud souverain s’articulent autour de plusieurs axes:

  • La localisation physique des données sur le territoire national ou européen
  • Le contrôle capitalistique des prestataires de services cloud
  • L’immunité juridique face aux législations étrangères
  • La transparence des chaînes de sous-traitance
  • L’auditabilité des infrastructures techniques

Ces principes se traduisent concrètement dans différents textes législatifs et réglementaires, formant un cadre juridique complexe et en constante évolution. La stratégie nationale pour le cloud annoncée par le gouvernement français en 2021 illustre cette dynamique, avec l’ambition de créer un écosystème favorable à l’émergence d’acteurs souverains tout en garantissant un niveau élevé de protection des données.

Le cadre européen: RGPD, NIS2 et Data Act

L’Union européenne a progressivement élaboré un cadre réglementaire ambitieux en matière de données et de services numériques. Ce corpus juridique structure profondément les exigences applicables au cloud souverain et définit les contours de la souveraineté numérique européenne.

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), entré en application en mai 2018, constitue la pierre angulaire de ce dispositif. En imposant des obligations strictes pour les transferts de données vers des pays tiers, il a profondément modifié l’approche du stockage cloud. L’invalidation du Privacy Shield par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans l’arrêt Schrems II en juillet 2020 a renforcé cette tendance, en remettant en cause les mécanismes de transfert vers les États-Unis.

Le RGPD établit plusieurs principes fondamentaux pour le traitement des données personnelles, qui s’appliquent pleinement aux services de cloud souverain:

  • Le principe de licéité, loyauté et transparence
  • Le principe de limitation des finalités
  • Le principe de minimisation des données
  • Le principe d’exactitude
  • Le principe de limitation de la conservation
  • Le principe d’intégrité et confidentialité

La directive NIS2 (Network and Information Security), adoptée en 2022, renforce les exigences en matière de cybersécurité pour les entités critiques, incluant explicitement les fournisseurs de services cloud. Elle impose des mesures techniques et organisationnelles proportionnées aux risques, ainsi que des obligations de notification des incidents significatifs.

Le Data Act et ses implications pour le cloud souverain

Le Data Act, règlement européen adopté en 2023, marque une étape supplémentaire dans la construction d’un espace européen des données. Ce texte vise à faciliter le partage des données entre entreprises (B2B) et avec les organismes publics, tout en garantissant un niveau élevé de protection.

Pour les services de cloud souverain, le Data Act introduit plusieurs dispositions structurantes:

La portabilité des données devient un droit fondamental des utilisateurs de services cloud, qui doivent pouvoir migrer facilement d’un prestataire à un autre. Cette exigence vise à réduire les effets de verrouillage (lock-in) et à favoriser un marché plus compétitif.

Les clauses contractuelles abusives sont explicitement encadrées, avec une liste de dispositions présumées déloyales dans les contrats de services de traitement de données. Cette protection renforce la position des clients européens face aux fournisseurs de services cloud, notamment ceux établis hors de l’Union.

Des garanties spécifiques sont instaurées contre les accès gouvernementaux illégitimes aux données non-personnelles. Cette disposition fait directement écho aux préoccupations liées à l’extraterritorialité de certaines législations comme le CLOUD Act américain.

Ces textes européens dessinent progressivement les contours d’une véritable souveraineté numérique européenne, où le cloud souverain occupe une place centrale. L’approche réglementaire européenne se distingue par sa volonté d’équilibrer protection des données, innovation et autonomie stratégique, tout en maintenant un dialogue avec les partenaires internationaux.

Le dispositif français: SecNumCloud et stratégie nationale

La France a développé une approche distinctive en matière de cloud souverain, combinant exigences réglementaires strictes et initiatives industrielles. Cette politique s’inscrit dans une stratégie plus large de souveraineté numérique, visant à garantir l’indépendance technologique et juridique du pays.

Le référentiel SecNumCloud, élaboré par l’Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI), constitue l’un des piliers de cette approche. Ce référentiel de certification définit les exigences de sécurité applicables aux prestataires de services d’informatique en nuage souhaitant héberger des données sensibles. Il couvre des aspects techniques, organisationnels et juridiques, avec un niveau d’exigence particulièrement élevé.

Les critères de qualification SecNumCloud incluent notamment:

  • La localisation des données sur le territoire de l’Union européenne
  • Le droit applicable aux contrats, qui doit être celui d’un État membre de l’UE
  • Le contrôle capitalistique des prestataires, qui doivent être soumis au droit européen
  • Des mesures de sécurité renforcées pour la protection des infrastructures
  • Une transparence accrue sur les chaînes de sous-traitance

Cette certification est devenue un élément structurant du marché français du cloud, notamment pour les administrations publiques et les Opérateurs d’Importance Vitale (OIV). La circulaire Castex du 5 juillet 2021, relative à la doctrine d’utilisation de l’informatique en nuage par l’État, a renforcé cette tendance en imposant le recours à des offres cloud qualifiées SecNumCloud pour l’hébergement des données sensibles des administrations.

La doctrine du « Cloud de Confiance »

La stratégie nationale pour le cloud annoncée en mai 2021 a introduit le concept de « Cloud de Confiance », qui représente une évolution significative dans l’approche française. Cette doctrine reconnaît la nécessité de combiner souveraineté et accès aux technologies les plus avancées, développées principalement par les hyperscalers américains.

Le modèle du Cloud de Confiance repose sur des partenariats entre entreprises françaises et fournisseurs internationaux, où:

Les entreprises françaises conservent le contrôle opérationnel et juridique des services

Les technologies étrangères sont exploitées sous licence, sans accès aux données par les fournisseurs

La certification SecNumCloud garantit le respect des exigences de sécurité et de souveraineté

Ce modèle a donné naissance à plusieurs initiatives, comme Bleu (partenariat entre Capgemini, Orange et Microsoft) ou S3NS (collaboration entre Thales et Google Cloud). Ces offres visent à concilier souveraineté juridique et excellence technologique, en réponse aux besoins des organisations françaises.

La loi n° 2022-309 du 3 mars 2022 relative à la protection des données sensibles a renforcé ce cadre en créant un régime d’autorisation préalable pour l’hébergement de certaines données sensibles. Cette loi s’applique notamment aux données de santé, aux données judiciaires et aux données des administrations publiques, consolidant l’approche française en matière de souveraineté numérique.

Le dispositif français se distingue ainsi par son pragmatisme, cherchant à équilibrer les impératifs de souveraineté avec les réalités économiques et technologiques du marché mondial du cloud. Cette approche fait l’objet de débats, certains acteurs plaidant pour une souveraineté plus stricte, tandis que d’autres mettent en avant les risques d’isolement technologique.

Exigences sectorielles: santé, finance et défense

Au-delà du cadre général, certains secteurs sont soumis à des réglementations spécifiques en matière de stockage des données en cloud. Ces dispositions sectorielles viennent compléter et parfois renforcer les exigences générales, créant un paysage réglementaire stratifié particulièrement complexe pour les organisations concernées.

Dans le domaine de la santé, le cadre juridique est particulièrement strict. Le Code de la santé publique encadre précisément l’hébergement des données de santé à caractère personnel. L’article L.1111-8 prévoit que cet hébergement ne peut avoir lieu qu’auprès d’hébergeurs certifiés. Le référentiel HDS (Hébergeur de Données de Santé) définit les exigences applicables, qui incluent des garanties renforcées en matière de sécurité et de protection des données.

La certification HDS comporte deux volets:

  • Le volet hébergeur d’infrastructure physique
  • Le volet hébergeur infogéreur

Pour les établissements de santé souhaitant recourir au cloud, la combinaison des exigences HDS et SecNumCloud crée un niveau particulièrement élevé de contraintes. La Politique Générale de Sécurité des Systèmes d’Information de Santé (PGSSI-S) recommande explicitement le recours à des services cloud souverains pour les données de santé les plus sensibles.

Finance et services critiques

Le secteur financier dispose lui aussi d’un cadre spécifique. L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) et l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) ont publié plusieurs recommandations concernant l’utilisation du cloud par les établissements financiers.

Ces recommandations portent notamment sur:

La gouvernance des prestations cloud, avec une implication forte des instances dirigeantes

L’analyse et la gestion des risques liés à l’externalisation

Les clauses contractuelles à inclure dans les accords avec les fournisseurs

Les mécanismes d’audit et de contrôle à mettre en œuvre

Pour les banques systémiques, les exigences sont encore renforcées. L’Autorité Bancaire Européenne (ABE) a publié des orientations sur l’externalisation, qui prévoient des dispositions spécifiques pour le cloud computing. Ces orientations imposent notamment une évaluation approfondie des risques avant toute migration vers le cloud.

Dans le domaine de la défense et de la sécurité nationale, les contraintes atteignent leur niveau maximal. Les Opérateurs d’Importance Vitale (OIV) et les Opérateurs de Services Essentiels (OSE) sont soumis à des obligations renforcées en vertu de la loi de programmation militaire et de la directive NIS.

Pour ces entités, le recours à un cloud souverain certifié SecNumCloud est souvent la seule option viable pour les systèmes d’information sensibles. Le Ministère des Armées a d’ailleurs développé ses propres infrastructures cloud souveraines pour ses besoins les plus critiques, illustrant l’importance stratégique accordée à la maîtrise complète de la chaîne technologique.

Cette sédimentation réglementaire sectorielle crée un paysage complexe, où les organisations doivent naviguer entre différentes exigences parfois difficiles à concilier. Elle reflète néanmoins une approche graduée du risque, adaptant le niveau de protection aux enjeux spécifiques de chaque secteur.

Défis juridiques et perspectives d’évolution

La réglementation du stockage des données en cloud souverain fait face à plusieurs défis majeurs, qui façonneront son évolution dans les années à venir. Ces enjeux reflètent les tensions inhérentes à la gouvernance d’un espace numérique mondialisé où s’affirment des souverainetés nationales et régionales.

Le premier défi concerne l’articulation entre souveraineté et interopérabilité. Si la protection des données stratégiques justifie des approches souveraines, l’économie numérique repose fondamentalement sur des échanges transfrontaliers. Cette tension se manifeste dans les négociations internationales, comme l’illustre le nouveau cadre de transfert de données UE-États-Unis (Data Privacy Framework) adopté en 2023 pour remplacer le Privacy Shield invalidé.

La question de l’extraterritorialité des lois demeure particulièrement épineuse. Malgré les protections juridiques mises en place dans les clouds souverains, le risque de conflits de lois persiste. Les entreprises multinationales se trouvent parfois prises entre des exigences contradictoires, comme l’illustre la situation des filiales européennes d’entreprises américaines face au CLOUD Act.

Évolution technologique et adaptation réglementaire

L’évolution rapide des technologies constitue un autre défi majeur pour le cadre réglementaire. L’émergence de nouvelles architectures comme le edge computing, qui rapproche le traitement des données de leur source, ou le multi-cloud hybride, qui combine différentes infrastructures, complexifie l’application des principes de souveraineté.

Face à ces défis, plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir de la réglementation du cloud souverain:

  • Le développement d’une approche fondée sur le risque, adaptant les exigences à la sensibilité des données
  • L’émergence de standards internationaux facilitant l’interopérabilité tout en préservant la souveraineté
  • Le renforcement des mécanismes de certification et d’audit indépendants
  • L’intégration croissante des enjeux de souveraineté environnementale dans les critères d’évaluation

Au niveau européen, plusieurs initiatives viendront enrichir le cadre existant. Le projet de règlement sur la cyber-résilience (Cyber Resilience Act) imposera de nouvelles exigences de sécurité pour les produits connectés, avec des implications pour les infrastructures cloud. Le Digital Services Act et le Digital Markets Act auront quant à eux un impact indirect, en modifiant l’équilibre des pouvoirs au sein de l’écosystème numérique.

En France, l’évolution du référentiel SecNumCloud vers sa version 3.2 illustre cette dynamique d’adaptation continue. Cette nouvelle version renforce les exigences relatives à l’indépendance juridique des prestataires et à la protection contre les lois extraterritoriales, tout en précisant les conditions applicables aux modèles de Cloud de Confiance.

Vers une gouvernance multi-niveaux

L’avenir de la réglementation du cloud souverain s’oriente probablement vers une gouvernance multi-niveaux, articulant:

Un socle international de principes communs, facilitant l’interopérabilité

Un cadre régional (notamment européen) définissant des standards élevés de protection

Des dispositifs nationaux adaptés aux enjeux spécifiques de souveraineté

Des réglementations sectorielles répondant aux besoins particuliers de certaines activités

Cette architecture complexe répond à la nature multidimensionnelle des enjeux du cloud souverain, qui touchent à la fois à la protection des données personnelles, à la sécurité nationale, à la compétitivité économique et à l’autonomie stratégique.

La jurisprudence jouera un rôle déterminant dans l’interprétation et l’application de ce cadre. Les décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne, comme l’arrêt Schrems II, ont déjà démontré leur capacité à transformer profondément le paysage réglementaire. D’autres contentieux, notamment autour de l’application du CLOUD Act ou des conditions d’accès aux données par les autorités publiques, viendront probablement préciser les contours de la souveraineté numérique dans les années à venir.

Dans ce contexte mouvant, les organisations devront adopter une approche proactive, anticipant les évolutions réglementaires et intégrant les exigences de souveraineté dès la conception de leurs architectures cloud. Cette démarche de compliance by design deviendra un facteur différenciant dans un marché de plus en plus structuré par les considérations de souveraineté numérique.